Saisie d’une requête dirigée contre la France, la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme a interprété, le 23 avril dernier, les articles 6 §1 et 10 de la Convention européenne des droits de l’homme relatifs, respectivement, au droit à un procès équitable et à la liberté d’expression (Morice c. France, requête n°29369/10). Le requérant, avocat de la veuve du juge Borrel, a été condamné par la Cour de cassation pour complicité de délit de diffamation envers un fonctionnaire public, à la suite de ses critiques exprimées dans un journal concernant l’impartialité des magistrats saisis de l’instruction sur le décès du juge Borrel. Le requérant se plaignait que sa cause n’avait pas été examinée de manière équitable devant la juridiction de dernier ressort et alléguait une atteinte à sa liberté d’expression. Concernant l’atteinte au droit à un procès équitable, la Cour constate, notamment, que l’un des juges ayant siégé dans la formation de la Cour de cassation qui s’est prononcée sur le pourvoi du requérant avait, par le passé, apporté son soutien au magistrat en charge de l’instruction dans l’affaire du juge Borrel et conclut que les craintes du requérant, relatives au manque d’impartialité du magistrat, étaient objectivement justifiées. Concernant l’atteinte à la liberté d’expression, la Cour précise sa jurisprudence concernant l’exercice de la liberté d’expression par un avocat, spécialement hors des prétoires. Elle rappelle, tout d’abord, le statut spécifique des avocats, intermédiaires entre les justiciables et les tribunaux, qui leur fait occuper une position centrale dans l’administration de la justice. Elle ajoute que, s’ils sont soumis à des restrictions concernant leur comportement professionnel, qui doit être empreint de discrétion, d’honnêteté et de dignité, ils bénéficient, également, de droits et de privilèges exclusifs incluant, notamment, la liberté d’expression. Les avocats ont ainsi le droit de se prononcer publiquement sur le fonctionnement de la justice, même si leurs critiques ne sauraient franchir certaines limites. La Cour précise que ces limites peuvent se retrouver dans les normes de conduite imposées aux membres du Barreau, à l’instar des 10 principes essentiels énumérés par le Conseil des Barreaux européens pour les avocats. Ensuite, concernant l’expression de l’avocat en dehors du prétoire, la Cour estime que la défense d’un client peut se poursuivre en dehors des tribunaux. Cependant, les avocats ne peuvent pas tenir des propos d’une certaine gravité sans solide base factuelle. En l’espèce, la Cour souligne, dans un premier temps, que l’ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression de l’avocat poursuivait un but légitime, à savoir la protection de la réputation et des droits d’autrui et était prévue par la loi. Dans un second temps, elle examine si cette ingérence était nécessaire dans une société démocratique. La Cour refuse d’assimiler l’avocat à un journaliste en considérant que leurs places et leurs missions sont très différentes. Là où le journaliste doit communiquer des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général, l’avocat agit en qualité d’acteur de la justice directement impliqué dans le fonctionnement de celle-ci et dans la défense d’une partie. La Cour insiste sur le fait que les propos reprochés au requérant, qui constituent des jugements de valeur reposant sur une base factuelle suffisante, ont contribué à un débat d’intérêt général, ce qui implique un niveau élevé de protection de la liberté d’expression. Enfin, elle insiste sur l’importance d’examiner les propos litigieux à la lumière des circonstances et de l’ensemble du contexte de l’affaire. En l’espèce, l’historique très spécifique et le fait que la question centrale des déclarations concernait le fonctionnement d’une information judiciaire ne laissait guère de place à une restriction à la liberté d’expression de l’avocat. La Cour conclut que la condamnation du requérant s’analyse en une ingérence disproportionnée dans le droit à la liberté d’expression de l’intéressé, non nécessaire dans une société démocratique. Partant, la Cour conclut, à l’unanimité, à la violation des articles 6 §1 et 10 de la Convention. (AB)