Le concept d’identité constitutionnelle est une construction prétorienne des juridictions constitutionnelles nationales qui prend racine dans les années 1974, dans le contentieux relatif à la protection des droits fondamentaux devant la Cour constitutionnelle allemande. Il permet de faire obstacle, malgré le principe de primauté, à l’application du droit de l’Union européenne au profit d’une disposition de droit national ayant valeur d’identité constitutionnelle. Autrement dit, en cas de contrariété entre des dispositions du droit de l’Union et des dispositions de nature constitutionnelle touchant certaines valeurs fondamentales de l’Etat membre, des Cours constitutionnelles se réservent le droit d’écarter le droit de l’Union et de faire prévaloir les secondes.
La définition de cette identité n’est pas aisée, et ce, pour deux raisons. D’une part, parce que le contenu attaché à cette notion diffère entre les Etats membres et, d’autre part, à cause de la perméabilité de la notion, permettant de s’y référer dès que les juridictions constitutionnelles sentent le besoin de protéger un aspect de leur identité constitutionnelle nationale. Récemment, la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après « la Cour ») a eu à se prononcer sur une telle jurisprudence développée par la Cour constitutionnelle roumaine. Elle a ainsi précisé l’inapplicabilité d’une décision d’une Cour constitutionnelle contraire au droit de l’Union européenne (I) et rappelé qu’une juridiction de droit commun ne devait pas pouvoir être empêchée d’examiner la conformité au droit de l’Union d’une législation nationale ayant déjà été jugée conforme par un arrêt de la Cour constitutionnelle (II).
A la suite d’un renvoi préjudiciel par la Haute Cour de Cassation et de justice roumaine, la Cour a eu à se prononcer sur les réformes de la justice en matière de lutte contre la corruption en Roumanie adoptées pour répondre aux exigences du mécanisme de coopération institué par la décision 2006/928/CE (Arrêts Euro Box Promotion e.a., DNA Serviciul Territorial Oradea et Asociaţia « Forumul Judecătorilor Din România e.a., aff. jointes C-357/19, C‑379/19, C‑547/19, C‑811/19 et C‑840/19). Cette décision prévoit la vérification des progrès réalisés par le pays en vue d’atteindre certains objectifs de référence spécifiques en matière de réforme du système judiciaire et de lutte contre la corruption.
Dans l’affaire au principal, à la suite des réformes judiciaires, la Haute Cour de cassation et de justice roumaine a condamné plusieurs personnes pour des infractions de fraude à la TVA, en relation notamment avec la gestion de fonds européens. Cependant, en raison de la composition illégale des formations des juridictions ayant rendu les jugements, la Cour constitutionnelle roumaine a annulé les décisions et, par conséquent, les affaires en matière de corruption et de fraude à la TVA ont été réexaminées.
Par un arrêt de Grande chambre rendu le 21 décembre 2021, la Cour a considéré qu’était contraire au droit de l’Union la pratique nationale en cause prévoyant l’annulation absolue de tout jugement qui n’a pas été rendu par la section spécialisée du ministère public disposant d’une compétence exclusive pour mener des enquêtes sur les infractions commises par les juges et les procureurs. Le réexamen des affaires annulées pourrait en effet entraîner la prolongation de la durée des procédures pénales concernées au-delà des délais de prescription applicables, créant ainsi un risque systémique d’impunité contraire à l’objectif de la décision 2006/928/CE.
La Cour a également précisé que le droit de l’Union et plus particulièrement le principe de primauté s’oppose à ce que les juridictions nationales ne puissent pas, sous peine de sanctions disciplinaires, laisser inappliquées les décisions de la Cour constitutionnelle contraires au droit de l’Union. La pratique de la Cour constitutionnelle roumaine remettrait en cause l’un des fondements de l’Union européenne, à savoir l’unité et l’efficacité du droit de l’Union.
Par une décision du 8 juin 2021 no 390/2021, la Cour constitutionnelle roumaine a décidé de laisser inappliqué l’arrêt Euro Box (aff. C-357/19) de la Cour, en arguant des impératifs de protection de l’identité constitutionnelle roumaine. A la suite de ce refus d’application de l’arrêt, la Cour a été saisie d’un renvoi préjudiciel concernant les articles 2 et 19 §1, alinéa 2, TUE.
La juridiction de renvoi demande en substance si elle doit se conformer à la jurisprudence de la Cour constitutionnelle roumaine, ou si elle est habilitée à examiner la conformité au droit de l’Union de la législation nationale créant la section spécialisée du ministère public litigieuse au regard de la jurisprudence de la Cour et de l’écarter au besoin.
Par un arrêt de Grande chambre rendu le 22 février 2022 (RS, aff. C-430/21), la Cour précise que le principe de primauté du droit de l’Union s’oppose à ce qu’il soit interdit à une juridiction de droit commun de laisser inappliquée, de sa propre autorité, une disposition nationale qu’elle considère, à la lumière d’un arrêt de la Cour, comme étant non conforme au droit de l’Union, et ce, même si un arrêt de la Cour constitutionnelle nationale tranche dans un sens contraire en se soulevant la réserve d’un principe d’identité constitutionnelle.
En effet, une réglementation ou une pratique nationale qui exclurait toute compétence des juridictions de droit commun pour apprécier la compatibilité au droit de l’Union d’une législation nationale que la Cour constitutionnelle de cet Etat membre aurait jugée conforme à une disposition constitutionnelle nationale porterait atteinte à l’efficacité de la coopération entre la Cour et les juridictions nationales telle qu’instituée par le mécanisme du renvoi préjudiciel prévu par l’article 267 TFUE. L’efficacité du droit de l’Union se trouverait également compromise si l’issue d’une exception d’inconstitutionnalité devant la Cour constitutionnelle d’un Etat membre pouvait avoir pour effet de dissuader le juge national saisi d’un litige d’exercer sa faculté de soumettre à la Cour les questions portant sur l’interprétation ou sur la validité d’actes de l’Union ou bien, le cas échéant, de satisfaire à l’obligation résultant de l’article 267 TFUE.
Selon la Cour, si la Cour constitutionnelle nationale estime qu’une disposition méconnaît l’identité constitutionnelle nationale, elle devrait renvoyer l’affaire devant la juridiction suprême européenne, celle-ci seule étant compétente pour constater l’invalidité d’un acte de l’Union (arrêt CJCE, Fotofrost, le 22 octobre 1987, aff. C-314/85).
En définitive, la Cour a pu préciser dans sa jurisprudence récente que l’article 4 §2 du TUE qui prévoit que « L’Union respecte l’égalité des Etats membres devant les traités ainsi que leur identité nationale inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale(…) » ne permet pas aux juridictions constitutionnelles nationales de laisser inappliquées des dispositions du droit de l’Union au motif qu’elles portent atteinte à l’identité nationale de l’Etat membre.
La Cour rappelle encore et toujours la valeur fondamentale du principe de primauté du droit de l’Union, principe fondateur de l’ordre juridique de l’Union européenne dans un contexte général de remises en question par les juridictions constitutionnelles nationales. En effet, la Cour constitutionnelle roumaine n’est pas la seule à afficher une réserve à l’égard de la primauté absolue du droit de l’Union. En juillet et octobre derniers, le Tribunal constitutionnel polonais a affirmé la primauté de certains éléments du droit polonais sur le droit de l’Union. Le 20 mai 2020, c’est la Cour constitutionnelle allemande qui a fait prévaloir le droit national sur celui de l’Union.
La jurisprudence récente de la Cour intéresse également la France puisque le Conseil constitutionnel a développé, depuis 2004, une jurisprudence établissant une réserve similaire autour des principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France. D’ailleurs, pour la première fois, en 2021, le Conseil a consacré le principe de l’interdiction de déléguer à des personnes privées des compétences de police administrative générale inhérentes à l’exercice de la force publique nécessaire à la garantie des droits, en tant que principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France (Décision du CCel, 15 octobre 2021, n° 2021-940 QPC).
Références :
Jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne > Euro Box Promotion e.a., DNA Serviciul Territorial Oradea et Asociaţia « Forumul Judecătorilor Din România e.a., 21 décembre 2021, aff. jointes C-357/19, C‑379/19, C‑547/19, C‑811/19 et C‑840/19 > RS, 22 février 2022, aff. C-430/21 Jurisprudences nationales > Cour constitutionnelle fédérale allemande, Décision Solange I, 29 mai 1974 > Cour constitutionnelle fédérale allemande, Décision Solange II, 22 octobre 1986 > Cour constitutionnelle roumaine, Décision no 390/2021, 8 juin 2021 > Conseil Constitutionnel, Décision n° 2021-940 QPC, 15 octobre 2021 |
Pour aller plus loin :
> D. Rojas, « L’utilisation de la notion d’identité constitutionnelle par les institutions politiques », Revue du droit de l’Union européenne, 2020, p. 594 > C. Langenfeld, « La jurisprudence récente de la Cour constitutionnelle allemande relative au droit de l’Union européenne », Titre VII, n° 2, 2019 > Y.E. Adikey et J. C Escarras, « Les droits fondamentaux dans les rapports entre CJUE et juridictions constitutionnelles nationales : dialogue des juges, dialogue de sourds », Revue de l’Union européenne, 2021, p. 526 > J. Teyssedre, « A propos de l’arrêt CJUE gr.ch., 22 février 2022, RS, C-430/21 », site de l’Association française d’études européennes, 8 mars 2022 > J.P. Jacqué, « Le juge de l’Union saisi par la politique », Revue trimestrielle du droit européen, 2021, p. 799 > Décision du Conseil Constitutionnel n° 2021-940 QPC du 15 octobre 2021 Société Air France, Commentaire sur le site du Conseil Constitutionnel |