Le 7 octobre dernier, le Tribunal constitutionnel polonais a rendu un arrêt dans lequel il remet en cause la primauté du droit européen sur le droit national et, un volet important de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne sur l’indépendance de la justice. Univoque, cet arrêt a provoqué l’indignation de nombreux représentants politiques européens. Il s’attaque frontalement à l’Etat de droit, par la remise en cause de dispositions et principes du droit de l’Union.
Face à cette nouvelle atteinte à l’Etat de droit – la Pologne étant par ailleurs sous le coup d’autres procédures européennes à ce sujet – des voix se sont élevées pour que la Commission européenne déclenche le règlement (UE, Euratom) 2020/2092 relatif à un régime général de conditionnalité pour la protection du budget de l’Union et conditionne l’octroi des fonds européens liés au plan de relance à la Pologne au respect de l’Etat de droit. C’est notamment le cas du Parlement européen qui a saisi la Cour de justice de l’Union européenne le 29 octobre dernier afin de faire condamner la Commission pour ne pas encore avoir encore fait usage de cet instrument.
L’enjeu du recours à ce mécanisme de conditionnalité est de taille. Pour la Pologne, un total de 36 milliards d’euros prévu par le plan de relance européen est en jeu. Pour l’Union européenne, c’est la survie même du projet européen dont il est question comme le soulignait le Président de la Cour de justice, Koen Lenaerts, le 4 novembre dernier. Ce sont les fondations de l’Union basées sur l’Etat de droit qui sont directement menacées par les actions de la Pologne. Cette situation exige donc une réponse ferme des institutions au risque, à défaut, d’ouvrir la voie à un précédent qui impliquerait in fine un affaiblissement plus global de l’Etat de droit au sein de l’Union.
Dans ce contexte de remise en cause de l’Etat de droit, les instances qui représentent la profession d’avocat ont réagi avec force à l’arrêt rendu par le Tribunal constitutionnel polonais. Au niveau européen, le Conseil des barreaux européens (« CCBE ») a exprimé sa profonde inquiétude dans une déclaration publiée le 8 octobre. Il a également rappelé que tous les Etats membres doivent respecter les traités et les arrêts de la Cour et réaffirmé que les valeurs et principes de l’UE doivent être appliqués de manière égale. Au niveau national, le Conseil national des barreaux (« CNB ») a lui aussi fait part de son inquiétude dans une motion en affirmant que cette décision plonge le système juridique polonais ainsi que les avocats de cet Etat dans une situation d’insécurité juridique.
Dès lors, parvenir à une sortie de crise est à la fois nécessaire et urgent, compte tenu de la situation. La mise en œuvre du mécanisme de conditionnalité (I) prévu par le règlement (UE, Euratom) 2020/2092 et réclamée par le Parlement européen afin de faire cesser les violations de l’Etat de droit en Pologne est toutefois confrontée à des limites pratiques, tant d’un point de vue politique que juridique (II).
Le recours au mécanisme de conditionnalité prévu par le règlement (UE, Euratom) 2020/2092 requiert de suivre différentes étapes et implique la participation de la Commission européenne, du Conseil ainsi que, dans une moindre mesure, du Parlement européen (1). L’aboutissement de cette procédure doit permettre, in fine, de prendre des mesures de protection du budget (2) afin, par ricochet, de protéger l’Etat de droit.
1. La procédure stricto sensu
La procédure prévue par le règlement (UE, Euratom) 2020/2092 comporte plusieurs étapes distinctes. Tout d’abord, l’article 6 du règlement prévoit qu’il appartient à la Commission de constater l’existence de motifs raisonnables permettant de considérer, au sens de l’article 4 du règlement, que des violations des principes de l’Etat de droit dans un Etat membre portent atteinte ou présentent un risque sérieux de porter atteinte à la gestion financière du budget de l’Union ou à la protection des intérêts financiers de l’Union, d’une manière suffisamment directe. En ce sens, la seule violation de l’Etat de droit sans lien avec les questions financières ou budgétaires de l’Union ne suffit pas à déclencher ce mécanisme. A cet effet, les violations des principes de l’Etat de droit concernées par cette condition sont présentées de manière exhaustive à l’article 4 du règlement.
Dans le cas où de telles constatations seraient effectivement relevées par la Commission, celle-ci adresse une notification écrite à l’Etat concerné tout en informant parallèlement le Parlement et le Conseil de l’Union européenne. Dans un délai défini par la Commission compris entre 1 et 3 mois après la notification, l’Etat concerné fournit les informations nécessaires, et fait part de ses observations. Il peut également proposer de sa propre initiative d’adopter des mesures correctives afin de faire cesser les atteintes relevées par la Commission.
Ensuite, la Commission dispose d’un délai indicatif d’un mois pour présenter, si elle l’estime nécessaire, une proposition de décision d’exécution arrêtant des mesures appropriées pour faire cesser les violations. Dans ce cas, l’Etat concerné dispose d’un nouveau délai d’un mois pour présenter, à son tour, ses observations quant aux mesures prévues, notamment sur leur proportionnalité. La Commission peut alors présenter au Conseil sa proposition de décision d’exécution, en tenant compte des observations réalisées par l’Etat concerné.
Finalement, il revient au Conseil statuant à la majorité qualifiée de se prononcer dans un délai d’un mois – pouvant être prolongé de deux mois maximum en cas de circonstances exceptionnelles – sur la proposition de la Commission. Il peut alors adopter cette proposition ou la rejeter. Il peut également procéder à sa modification avant de procéder à son adoption.
2. Les sanctions envisageables au titre du mécanisme de conditionnalité
Les mesures de protection du budget qui peuvent être mises en place dans le cadre de cette procédure sont prévues par l’article 5 du règlement. Elles sont distinctes selon qu’elles visent un budget que la Commission exécute en gestion directe ou indirecte à destination d’une entité publique ou un budget exécuté en gestion partagée avec les Etats membres :
En tout état de cause, les mesures prises doivent être proportionnées en fonction de l’incidence réelle ou potentielle des violations des principes de l’Etat de droit.
Si le règlement (UE, Euratom) 2020/2092 apparaît comme une alternative pour protéger l’Etat de droit, en échappant notamment aux contraintes presque insurmontables de l’unanimité des Etats membres requise par l’article 7 TUE, la mise en œuvre de ce mécanisme de conditionnalité doit être appréciée au regard d’autres éléments, qu’ils soient d’ordre politique (1) ou pratico-juridique (2).
1. Les limites politiques de la mise en œuvre du mécanisme de conditionnalité
L’adoption du règlement (UE, Euratom) 2020/2092 en décembre 2020 résulte d’un compromis politique obtenu après plus de deux ans de négociations difficiles, ce projet ayant été initié dès le 2 mai 2018 par la Commission européenne, dans le cadre de ses propositions pour le cadre financier pluriannuel (« CFP ») 2021-2027. Les tractations ont été délicates, en particulier en raison de l’opposition de plusieurs Etats membres, parmi lesquels la Hongrie et la Pologne. Si le texte a finalement pu être adopté, c’est au prix de multiples concessions, à commencer par le retrait du terme d’Etat de droit dans le titre du règlement remplacé par une référence à la protection du budget de l’Union. Dès lors, le recours au mécanisme de conditionnalité présente un aspect éminemment politique.
La procédure prévue par le règlement doit donc être lue à la lumière des conclusions du Conseil européen du 10 et 11 décembre 2020 consacrées, notamment, au plan de relance européen. Il convient néanmoins de rappeler que les positions figurant dans ces conclusions n’ont aucune valeur juridique mais seulement une valeur politique et ne peuvent donc s’apparenter à une interprétation de la législation. Le Parlement l’a d’ailleurs précisément rappelé dans une résolution adoptée le 17 décembre 2020.
Bien que dotée d’une seule valeur politique, ces conclusions du Conseil européen doivent être dûment prises en compte dès lors que le Conseil de l’Union européenne, statuant à la majorité qualifiée, intervient à une étape décisive de la procédure. En effet, il peut adopter ou non les mesures que la Commission entend mettre en œuvre au titre du mécanisme de conditionnalité et même les modifier avant de les adopter. Or, le point I. 2. c) des conclusions indique qu’en cas de recours en annulation contre le règlement (UE, Euratom) 2020/2092, la Commission s’abstiendra de proposer des mesures au titre du règlement tant que la Cour de justice de l’Union européenne ne se sera pas prononcée sur le fond. Le 11 mars 2021, la Pologne et la Hongrie ont introduit de tels recours (affaires C-156/21 et C-157/21), sur lesquels la Cour ne s’est pas encore prononcée. Il semble donc pour l’heure exclu que la Commission puisse déclencher la procédure prévue par ce règlement.
Au-delà même de ces aspects d’ordre institutionnel, les menaces d’un recours au règlement (UE, Euratom) 2020/2092 cristallisent plus largement les tensions entre la Pologne et la Commission européenne. Dans un entretien accordé au Financial Times paru le 24 octobre 2021, le Premier ministre polonais Mateuz Morawiecki estime que la Commission prend le risque de « déclencher une 3ème guerre mondiale » en bloquant le plan de relance polonais. Il a d’ailleurs indiqué être prêt à des « représailles », en bloquant notamment la politique de l’Union sur le climat. Consciente du risque réel de transformer la situation en une escalade des tensions, la Commission semble privilégier – dans la mesure du possible – le dialogue avec la Pologne afin de parvenir à une sortie de crise par accord commun. En ce sens, le Commissaire européen à la justice, Didier Reynders, se rendra en Pologne à la mi-novembre.
En définitive, tout comme la mise en œuvre de l’article 7 s’est avérée – et s’avère encore – difficile à mettre en œuvre, le mécanisme prévu par le règlement (UE, Euratom) 2020/2092 rencontre différents obstacles à sa mise en œuvre d’ordre politique. Il n’est donc pas certain que cet instrument soit plus efficace que les autres pour mettre fin aux violations de l’Etat de droit en Pologne. Le doute est d’autant plus vrai que la procédure prévue par le règlement présente également des limites à sa mise en œuvre, d’ordre pratique et juridique, que ce soit au regard des délais et étapes nécessaires ou au conditionnement de son recours au respect du principe de subsidiarité.
2. Les limites pratico-juridiques de la mise en œuvre du mécanisme de conditionnalité
D’un point de vue pratique et juridique, le recours au mécanisme de conditionnalité semble, par certains aspects, inadapté pour permettre de protéger efficacement l’Etat de droit. Notamment, le règlement prévoit un nombre important d’étapes pour la mise en œuvre de ce mécanisme, ce qui implique une procédure éventuelle particulièrement longue. Surtout, les délais prévus pour chaque étape sont pour certains difficilement prévisibles compte tenu de la latitude laissée à la Commission dans la conduite de la procédure. En effet, le règlement prévoit notamment « un délai indicatif » et des « délais à fixer par la Commission » pour certaines de ces étapes. De telles imprévisibilités quant à la durée de la procédure et la perspective que celle-ci puisse se prolonger pendant près d’un an, malgré l’impératif de célérité requis en cas de violations de l’Etat de droit, laissent à penser que le mécanisme est inadapté.
En outre, le règlement en son article 6, point 1, ainsi que les conclusions du Conseil européen prévoient que le règlement doit être appliqué dans le respect du principe de subsidiarité. En d’autres termes, le règlement ne peut être utilisé s’il existe une autre procédure européenne plus efficace pour résoudre la situation. Or, comme évoqué précédemment, d’autres mécanismes sont prévus, tels que l’article 7 TUE et le recours en manquement. Surtout, l’article 1 du prévoit explicitement que l’objet du mécanisme de conditionnalité est de protéger le budget de l’Union en cas de violation des principes de l’Etat de droit et non l’inverse. Dès lors, même si la mise en œuvre du règlement pour protéger le budget permet de facto de protéger l’Etat de droit, la procédure de l’article 7 TUE paraît plus adaptée pour remplir cette mission puisque qu’il s’agit de son objet même.
De même, le recours en manquement semble encore constituer une alternative prometteuse pour garantir la protection de l’Etat de droit, et ce d’autant plus qu’il peut être utilisé concomitamment avec l’adoption de mesures provisoires. L’actualité récente le confirme d’ailleurs. Le 14 juillet 2021, la Cour de justice de l’Union européenne avait ordonné à la Pologne de suspendre plusieurs dispositions nationales, portant notamment sur les compétences de la chambre disciplinaire de sa Cour suprême (aff. C-204/21 R). En raison de l’inaction de la Pologne à la suite de cette ordonnance, la Cour l’a condamnée le 28 octobre dernier à une astreinte journalière d’1 000 000 d’euros tant qu’elle ne se serait pas mise en conformité avec ces obligations.
En définitive, alors que de nombreux espoirs reposent sur le nouveau mécanisme de conditionnalité, sa mise en œuvre devra faire face à de nombreux obstacles, qu’ils soient d’ordre politique, pratique et juridique. Plus généralement, le règlement (UE, Euratom) 2020/2092 apparaît critiquable par le simple fait qu’il oppose Etat de droit et budget. Dans le même temps, des conséquences concrètes de la situation de blocage actuelle du versement des aides sont déjà visibles. En effet, plusieurs communes polonaises se sont récemment inquiétées du retard que prend le versement des fonds européens, dont elles dépendent en grande partie. La situation pourrait perdurer en cas de recours au mécanisme de conditionnalité, au dépend de la population défavorisée qui devient une victime collatérale du bras de fer engagé par le gouvernement national et l’Union. Il est donc dans l’intérêt de tous, tant du point de vue de l’octroi du budget que de celui du respect de l’Etat de droit, que des procédures rapides permettent de mettre fin à la situation présente.
Dans le contexte actuel, la profession d’avocat a un rôle décisif à jouer en tant qu’acteur essentiel de la protection de l’Etat de droit. Le CNB l’a rappelé dans sa motion adoptée le 15 octobre 2021 à la suite de l’arrêt rendu par le tribunal constitutionnel polonais.
D’une part, le rôle des avocats est déterminant dans la prévention de la violation de l’Etat de droit au sein de l’Union européenne. Notamment, le CCBE contribue depuis 2021 au rapport de la Commission européenne sur l’Etat de droit. Cette contribution annuelle du CCBE permet en particulier aux avocats de faire remonter auprès de la Commission les dérives auxquelles ils sont confrontés dans chaque Etat membre. Ainsi, dans le cadre de sa contribution au rapport 2021, le CCBE a remonté plusieurs atteintes à l’Etat de droit dans certains barreaux européens, notamment en Pologne s’agissant de l’indépendance de la profession.
D’autre part, la profession d’avocat est directement visée par les violations de l’Etat de droit. En témoigne l’affaire pendante devant la Cour de justice (aff. C-55/20) sur renvoi préjudiciel du Conseil de discipline du Barreau de Varsovie. Dans l’affaire au principal, le Conseil de discipline a refusé après examen d’ouvrir une procédure disciplinaire à l’encontre d’un avocat avant de réformer sa décision à la suite d’un appel formé par le procureur national et le ministère de la justice. Puis, considérant que les agissements de l’avocat ne constituaient pas des fautes disciplinaires, le Conseil a clôturé l’enquête, avant d’être visé par un deuxième puis par un troisième recours pour réexamen. Il saisit ainsi la Cour de justice afin de savoir si la chambre disciplinaire de la Cour suprême polonaise, considérée comme n’étant pas un tribunal établi par la loi par la Cour de justice et de la Cour européenne des droits de l’homme dans leurs jurisprudences respectives récentes, peut être compétente pour traiter d’un éventuel pourvoi portant sur les procédures disciplinaires à l’encontre de membres de la profession d’avocats. Le lien intrinsèque entre la protection de la profession et le respect de l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE garantissant le droit à un recours effectif et l’accès à un tribunal impartial et de l’Etat de droit apparaît alors, indéniablement.
Législation européenne : > Règlement (UE, Euratom) 2020/2092 du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2020 relatif à un régime général de conditionnalité pour la protection du budget de l’Union. Jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne : > Hongrie et Pologne c. Parlement et Conseil, affaires C-156/21 et C-157/21, 26 mars 2021. > Conclusions de l’avocat général M. Bobeck dans l’affaire Ministerstwo Sprawiedliwości, aff. C-55/20, 17 juin 2021. > Ordonnance de la Cour, Commission c. Pologne (astreinte journalière d’un montant de 1 000 000 d’€), aff. C-204/21 R, 27 octobre 2021, Conseil européen : > Conclusions du Conseil européen du 10 et 11 décembre 2021 à Bruxelles. Commission européenne : > Discours de la Présidente von der Leyen à la plénière du Parlement européen sur la crise de l’Etat de droit en Pologne et la primauté du droit de l’Union, 19 octobre 2021, Strasbourg. Parlement européen : > Résolution du 17 décembre 2020 sur le cadre financier pluriannuel 2021-2027, l’accord interinstitutionnel, l’instrument de l’Union européenne pour la relance et le règlement relatif à l’Etat de droit (2020/2923(RSP). Instances représentantes de la profession d’avocat : > Motion du Conseil national des barreaux au soutien du barreau polonais, adoptée par l’assemblée générale du 15 octobre 2021. > Déclaration du CCBE concernant l’arrêt du Tribunal constitutionnel polonais, 8 octobre 2021. > Contribution du CCBE au rapport 2021 sur l’Etat de droit, 26 mars 2021. Presse : > « Le Premier ministre polonais déclare que la Commission risque une « troisième guerre mondiale » », Euractiv.fr, 26 octobre 2021. > « Union européenne : ces communes rurales polonaises qui attendent le plan de relance », Le Figaro, 20 octobre 2021. |
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